Assurance vie : risques de contournement des héritiers réservataires

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La garde des sceaux a tranché : elle ne veut pas se prononcer sur cette question très sensible. Et fait inhabituel, elle a répondu très rapidement à la question posée par le sénateur Malhuret.

Le sénateur Claude Malhuret a demandé à la garde des sceaux (question n° 15361 publiée le 16/04/2020) ce qu’elle envisage de faire à la suite du rapport publié en janvier 2020 sur le problème du contournement de la réserve héréditaire par le jeu de l’assurance vie qui échappe, on le sait, aux règles de dévolution successorale prévues par le code civil (article 132-12 du code des assurances). Cependant, les versements « manifestement exagérées » peuvent être réintégrés à la succession du souscripteur assuré sur le fondement de l'article L. 132-3 du code des assurances. Les décisions de justice en ce sens sont rares. Mais aujourd’hui, estime le sénateur alerté à ce propos par le doyen Aulagnier estime que le contournement de la réserve est devenu un sujet de conflit. Or, « il n'existe aucune disposition législative précisant les conditions de l'exagération ». Dès lors, demande le parlementaire à la ministre de la justice, « est-il admissible que les capitaux susceptibles d'échapper aux héritiers réservataires dépendent de l'interprétation que fera le juge de la notion d'exagération, reposant sur l'appréciation de l'utilité du contrat au jour de sa souscription ? » On constate des décisions d'autant plus divergentes que les juges doivent apprécier l'utilité du contrat sans pouvoir faire référence à son utilisation, devant se situer au jour des versements et non au jour du dénouement du contrat.

Ne conviendrait-il pas pour éviter des appréciations judiciaires à géométrie variable que le législateur précise des éléments d'appréciation de « l'exagération » sur lesquels pourront s'appuyer les juges du fond pour écarter ou au contraire pour valider les prétentions d'héritiers réservataires craignant d'être privés de leurs droits.

La réponse du 18 juin

La garde des sceaux, dans une réponse du 8/06/2020, page 2846, botte en touche, comme on dit au rugby. Elle écarte le distinguo proposé par le rapport présenté par la professeure Cécile Pérès et le notaire Philippe Potentier (que nous avons commenté dans notre édition n°313 de mars dernier). La ministre estime que « les sommes investies dans le contrat d'assurance-vie n'entrent pas dans la succession et leur montant n'est pas incorporé à la masse de calcul pour déterminer le montant de la réserve et de la quotité disponible. Cette règle s'applique tant aux contrats aléatoires type assurance-décès, qu'aux contrats d'assurance-vie de placement, d'après la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass. Ch. Mixte, 23 nov. 2004) ». Peu importe que la motivation du souscripteur relève de la prévoyance ou d’un but de placement.

La ministre rappelle qu’il existe deux options pour remettre en cause la règle dérogatoire prévue par le code des assurances :

1) une appréciation du tribunal avec une requalification en donation indirecte. Certaines circonstances remettent en effet en cause l'aléa et révèlent « la volonté du souscripteur de se dépouiller irrévocablement » (Cass. ch. mixte, 21 déc. 2007).

2) l'article L. 132-13 du code des assurances, avec ce caractère « manifestement exagéré des primes » eu égard aux facultés du contractant. Il existe « quelques illustrations » de cette règle, souligne la garde des sceaux. Il a par exemple été jugé que le dépassement de la quotité disponible ne caractérisait pas le franchissement de ce seuil de l'exagération manifeste des primes (Cass. civ. 2ème, 4 juill. 2007) et qu'une prime d'un montant global de 228 844 euros ne revêtait pas un caractère manifestement exagéré dès lors que le souscripteur venait de recevoir une somme de 313 151 euros dans le cadre de la liquidation de la communauté (Cass. civ. 2e, 4 juill. 2007, n° 06-14.048).

Selon la ministre « l'âge, la situation patrimoniale et familiale du souscripteur, sont des critères retenus par la jurisprudence pour juger du caractère manifestement exagéré ou non des primes ».

A vos stylos !

Ainsi la ministre de la justice conclut dans sa réponse que « l'édiction de critères d'appréciation du caractère exagéré des primes, tout comme de critères permettant d'identifier les assurances-vie constitutives de libéralités doit s'insérer dans le cadre d'une réflexion plus large sur la réserve héréditaire ».

Le fait est qu’il n’existe aucune étude statistique permettant de savoir si en nombre et en montant l’assurance vie servirait de plus en plus à contourner les règles de dévolution successorale. Le cabinet de Nicole Belloubet préfère donc botter en touche plutôt que relancer la polémique récurrente entre le notariat et les assureurs, d’autant que le chef de l’Etat a plusieurs fois répété qu’il ne veut pas qu’on remettre en cause la fiscalité de l’assurance vie. Une fiscalité qui est évidemment dépendante de ce qui entre dans la succession… Sans doute la garde des sceaux préfère-t-elle « laisser les gens de doctrine faire valoir leurs positions sur le sujet. Je dirai bien volontiers à nos stylos » commente le Doyen Aulagnier.

JD